Lilia Bensedrine-Thabet a été invitée à intervenir à titre personnel, en tant que juriste,  à l'Institut Français Académie des Sciences à Budapest, sur le thème "Liberté d'expression et blasphème dans nos différentes cultures", le 30 octobre 2015. 

Découvrez son intervention.

 

"Vous m'invitez à réfléchir avec vous sur la liberté d'expression et le blasphème dans nos différentes cultures et je vous en remercie. Ce sujet est complexe. Il nous amène nécessairement à aborder les questions de la religion et du sacré. L'actualité dramatique nous montre combien les sensibilités y sont grandes et les tensions  exacerbées. 

Cela est d'autant plus difficile à traiter que nous vivons dans un monde interconnecté. Certains savants n'hésitent pas à affirmer que le monde n'est pas en crise, il est en mutation, caractérisé par l’interconnexion et l'interdépendance1. 

En effet, nous vivons, avec nos différences de cultures, de religions, de convictions, de plus en plus, dans un même espace, virtuel ou réel. Ce qui s'écrit dans d'autres pays peut avoir instantanément des effets ici et ce que nous disons résonne à la seconde ailleurs.

Autres complexités du sujet : 

Comment définir le blasphème? 

Le dictionnaire Larousse de la langue française définit le blasphème comme :« une parole ou un discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré ». 

Y a t' il une parole ou un acte blasphématoire dans l'absolu? 

Le blasphème se comprend de l'intérieur, au sein d'une religion, d'une croyance ou d'une communauté religieuse. 

Le caractère blasphématoire et sa gravité ne peuvent être évalués que par rapport à ce que défend une croyance ou une religion, par rapport à l'examen du contexte dans lequel cela est proféré et la manière dont cela est reçu. 

Ainsi, par exemple, un musulman peut nier la trinité chrétienne et un chrétien denier au prophète de l'Islam le statut de prophète. Dans certains pays, cela relève de la liberté d'expression. Dans d'autres endroits, un autre contexte, avec d'autres personnes, ces déclarations seraient qualifiées de provocation, voire de blasphème. 

Un autre exemple dans ce sens est celui de la caricature du prophète de l'Islam avec, au lieu du turban, une bombe sur la tête 2. Les juges Français ont estimé qu'elle participe de la liberté d'expression3. Pour la majorité des musulmans, cette caricature est une offense voire une insulte à l'égard de leur foi et elle a été vécue comme une injure ou même une agression. 

Cela nous amène à nous poser quelques questions:

Celle de la délimitation de la frontière entre  la liberté d'expression des idées et opinions qui  peuvent heurter, choquer ou inquiéter, admise par la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme4, et le droit de chacun de ne pas être blessé dans ses sentiments religieux et l'interdiction d'offenser 5?

Où est la limite entre la critique irrévérencieuse (admise en droit Français et Européen) et l'injure (qui est interdite) 6? 

Quelle hiérarchie entre droits fondamentaux ayant la même valeur juridique? 

En effet, c'est toujours une liberté par rapport à d'autres libertés et un droit par rapport à d'autres droits.

Quel équilibre par exemple établir entre la liberté d'expression (article 10 de la Convention Européenne des droits de l'Homme) et la liberté de pensée et de religion (article 9 de la même convention)?

Des différences voire divergences entre pays, même Européens, existent sur la façon de percevoir, de comprendre, d'appréhender juridiquement et de sanctionner pénalement les propos critiques voire provocateurs affectant le sentiment religieux.

Ces questions intéressantes nécessiteraient de plus amples développements. Faute de temps, permettez moi de vous présenter brièvement la question du blasphème et de la liberté d'expression dans deux pays, la France et la Tunisie.

 

I BLASPHÈME ET LIBERTÉ D'EXPRESSION EN FRANCE :  

Le droit Français est clair : nul ne peut être incriminé pour blasphème.

Le délit de blasphème a été supprimé à la révolution de 1789. Réintroduit en 1825 sous la restauration7, il a été abrogé en 1830. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse écarte définitivement le blasphème de la liste des délits.

Néanmoins, la législation Française oscille entre deux droits fondamentaux, la liberté de conscience et le respect des croyances religieuses d'une part et la liberté d'expression d'autre part. 

Le respect des croyances religieuses a valeur constitutionnelle. L'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : «  La France […] assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances». 

De même, l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 garantit la liberté de conscience en énonçant que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses,  pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi».

Sur le plan législatif, la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État prévoit que : « La république assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes [.].. » Ainsi, la liberté religieuse, qui se décompose en liberté de conscience ( à l’échelle de l'individu) et liberté de culte (à l'échelle de la société) doit être garantie en France et même pénalement protégée.

La liberté d'expression  a elle aussi valeur constitutionnelle.

L'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen prévoit que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas détermines par la Loi.» 

Au niveau du Conseil de l'Europe, on observe également cette double reconnaissance :

L'article 9 de la Convention Européenne des droits de l'Homme prévoit la liberté de pensée, de conscience et de religion et immédiatement après, l'article 10 prévoit le respect de la liberté d'expression et d'opinion.

Ces libertés sont fondamentales. Elles ne sont néanmoins pas absolues. Elles peuvent être soumises à des restrictions et des limitations variées et elles sont l'une et l'autre d'égale valeur.

La conséquence de cela est que lorsqu'un propos, un dessin, une caricature ou toute autre forme de publication est susceptible de porter atteinte aux sentiments des croyants, il faut choisir la liberté à faire prévaloir.

Le juge est alors face à un exercice d'équilibre entre la liberté d'expression et le respect des croyants.

Si le blasphème n'existe pas en droit Français, différentes infractions existent: l'injure8, la diffamation, la provocation à la violence, à la haine, à la discrimination9. Elles peuvent être avancées par des croyants se sentant atteints dans leur sentiments religieux. Aujourd'hui, les jugesFrançais cherchent surtout à distinguer si la publication porte sur la religion et les pratiques qui lui sont associées, auquel cas elle est permise10 ou si elle comprend une opinion hostile à l'égard des croyants, auquel cas elle est prohibée11.

 

II BLASPHÈME ET LIBERTÉ D'EXPRESSION EN TUNISIE :

Suite à la révolution du 14 janvier 2011, une liberté dans la créativité artistique a vu le jour. A la suite d'une exposition de peintures au palais Abdéliya à la Marsa et la diffusion d'un film en dessin animé, Persepolis de Marjane SATRAPI, des manifestations, des troubles et des violences ont eu lieu12.  Une image du film notamment montrant une petite fille rêvant de Dieu comme un vieux Monsieur à barbe blanche sur son nuage, a été considérée comme une atteinte au sacré  et a été qualifiée de blasphème, l'Islam interdisant la représentation de Dieu. Des manifestants ont tenté de brûler le siège de la chaîne de télévision ayant diffusé le film et le domicile privé de son directeur. Suite à ces troubles, le parti au pouvoir à l'époque a proposé de pénaliser l'atteinte au sacré.Il avait déposé un projet de loi de révision du Code pénal. En même temps, le premier projet de Constitution contenait des dispositions relatives à la pénalisation de l'atteinte au sacré. 

Les réactions contre ces projets  furent nombreuses. Elles émanaient de la société civile, de députés, de partis politiques, du comité d'experts juristes13. Elles ont dénoncé la difficulté de définir le sacré : Comment déterminer l'atteinte au sacré ? Qui va poser les lignes rouges à ne pas dépasser? Sur quels critères ?  Ne risque t' on pas d'incriminer le moindre trait d'humour ou la plus innocente espièglerie? Qui peut juger de l'art ? Les artistes ?  les religieux ? ou les tribunaux ? Où sera mis le curseur ? Sur quelles valeurs va t' on s'appuyer pour décider s'il y a ou non une atteinte au sacré ?

Nombreux ont été les appels à protéger la liberté d'expression et à inscrire la liberté de conscience dans la Constitution Tunisienne.

Cette importante mobilisation a fait échouer les tentatives de pénaliser l'atteinte au sacré. Elle a aboutit, le 26 janvier 2014, à une Constitution de compromis, ainsi que la définit l'éminent juriste Iyadh BEN ACHOUR. Il illustre son propos par l'article 6 ainsi rédigé : « l'État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l'exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute exploitation partisane. L'État s'engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance et à protéger le sacré de toute atteinte. Il s'engage également à prohiber et empêcher les accusations d'apostasie, ainsi que toute incitation à la haine et à la violence ».

Pour la première fois, la liberté de conscience est inscrite dans la constitution. Mais en même temps, cet article engage l'État à protéger le sacré de toute atteinte, sans toutefois pénaliser l'atteinte au sacré. 

Iyadh BEN ACHOUR14 souligne qu'il risque d'être difficile à l'État de concilier son rôle de protecteur de la religion et du sacré et son rôle de garant de la liberté de conscience et d'expression. 

 

Permettez moi de conclure avec les propos du juriste Tunisien, avocat, défenseur des droits Humains, militant pour les libertés, Chokri BELAID15. Il a payé de sa vie son engagement pour la défense des libertés. Il a été assassiné à Tunis le 6 février 2013: 

« Les deux mots clés de la révolution du 14 janvier 2011 sont liberté et dignité. Or, il ne saurait y avoir de liberté sans cette valeur essentielle qu'est notre diversité et notre pluralité. Elles sont fondées toutes deux sur la liberté de pensée, la liberté de s'exprimer, la liberté de conscience et de croyance.  Et surtout et cela constitue une question capitale, la liberté d'accéder à l'information, la liberté de réaliser des recherches scientifiques et avant tout cela la liberté de créer. (…) La création ne peut être évaluée. Sa valeur ne peut être appréciée que par la critique spécialisée et non par les tribunaux. Il ne saurait y avoir de démocratie sans information libre, pluraliste et démocratique ».".