Le néologisme interconvictionnel – et le substantif interconvictionnalité qui en découle –, dont l’usage ne date guère plus d’une vingtaine d’années1, est utilisé pour qualifier les dialogues, les pratiques, les institutions ayant pour objet spécifique d’organiser la rencontre et la confrontation entre des personnes de convictions différentes, se réclamant de traditions religieuses (juives, chrétiennes, musulmanes, bouddhiques, etc.) ou d’autres formes d’engagement personnel (humanisme, agnosticisme, athéisme, etc.).

Cette désignation résulte de changements profonds de mentalité et d’attitudes accomplis par des groupes de convictions religieuses aussi bien que par des groupes non confessionnels, qui se sont proposés d’organiser ensemble un dialogue ouvert, sans exclusive et respectueux de chacun. C’est cette pratique nouvelle qui a pris le nom de dialogue interconvictionnel. L’acquisition d’une approche interconvictionnelle modifie profondément l'état d'esprit et le comportement des individus qui s’y livrent, mais aussi la vie des divers groupes de la société civile et l’organisation des institutions politiques. Elle engage l'émergence d’une culture nouvelle, personnelle aussi bien que collective. C’est notamment dans le domaine de la délibération citoyenne et de l'élaboration des politiques publiques que sont appelées à se développer des pratiques et des institutions interconvictionnelles, d’abord au sein de la société civile, mais aussi dans le domaine de la vie politique nationale2 et au niveau des institutions européennes3.

La conviction - Discernements sémantiques

En français, le substantif « conviction » a deux usages assez nettement définis4. D’abord un usage juridique, vieilli, celui que l’on retrouve dans l’usage « pièce à conviction », qui signifie preuve susceptible d’établir la culpabilité d’un prévenu. C’est du second usage qu’il sera question ici. La conviction, c’est un assentiment de l’esprit consistant à tenir pour vraie une affirmation, appuyée sur des justifications jugées suffisantes pour entraîner l’adhésion5. Cette signification couvre, dans la langue française, l’espace sémantique compris entre une limite supérieure qui est la certitude, l’assurance inébranlable, et une limite inférieure, celle de la simple opinion. La conviction est une approbation acquise au terme d’un examen réfléchi, assez ferme pour justifier l’engagement pour une cause, mais n’excluant pas totalement toute trace de doute ou au moins la possibilité d’une remise en question.

C’est un assentiment de l’esprit tout entier, non de la seule raison. La conviction n’est pas le savoir, dont la caractéristique est la certitude objective. Elle est bien un acte de tenir-pour-vrai, une créance, – au sens où Descartesparlait de tenir en sa créance6 – mais elle comporte aussi un engagement de la volonté, désir du bien, dans la mesure où l’objet de la conviction suscite l’aspiration et engendre une inclination, un goût. La conviction dit plus que la persuasion, laquelle ne repose que sur un assentiment subjectif jugé suffisant présentement pour moi, mais non susceptible d’entraîner l’adhésion de tous. Cependant, elle dit beaucoup plus que l’opinion qui est une créance faible, incertaine, réfutable, n’ayant pas fait l’objet d’un examen critique suffisant. La conviction concerne de larges domaines de l’existence personnelle et sociale. On parlera à juste titre de convictions en matière de conduites, de mœurs, de convictions morales, politiques, sociales, de convictions religieuses ou spirituelles.

Il semble que la « conviction » française puisse être correctement traduite par l’Überzeugung allemande7. L’Überzeugung est plus que l’Überredung (persuasion), beaucoup plus que la simple Meinung (opinion), mais beaucoup moins que le Wissen, le savoir marqué par la Gewissheit (certitude) ou la Sicherheit (sûreté). Les découpages sémantiques de la langue anglaise8 ne s’effectuent pas précisément selon les mêmes occurrences d’usage qu’en français. Dans le domaine ici concerné, les traductions anglaises sont incertaines, risquées. L’anglais conviction traduit mal la « conviction » française. La moins mauvaise traduction est sans doute l’anglais belief9, qui traduit aussi le français « croyance ».

La naissance et le développement de la conviction

Loin d’être une disposition banale de l’esprit, la conviction représente une forme élevée de la conscience. Elle est toujours l’enjeu d’une conquête et n’est acquise qu’au prix d’une lutte contre les évidences simplistes ; elle exige une vigilance critique renouvelée. La conviction s’oppose au préjugé, même si l’on comprend ce dernier terme, avant son sens péjoratif, dans sa signification primitive de « pré-jugé », d’opinion reçue toute faite antérieure au jugement personnel.

En effet, chacun trouve en lui, déposés par les conditions de sa naissance, par sa famille, par son milieu social, par la première éducation, par les circonstances de son développement, tout un riche ensemble d’idées, de stéréotypes, de jugements tout faits, de formes d’appréhension des choses et des êtres, de réprobations et d’approbations, de valeurs, qui semblent d’abord aller de soi. Ce que chacun découvre ainsi en soi comme héritage, il lui appartient, dans un choix libre et inaliénable qui le constitue comme esprit, de le juger, de le refuser ou de l’adopter comme sien. Nous ne naissons à nous-mêmes, en notre identité de femme ou d’homme, qu’en procédant au filtre réflexif d’un examen, d’un discernement, d’une critique personnelle que personne ne peut faire à notre place.

La transition du préjugé à la conviction est l’émancipation. Le mouvement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance, du préjugé à la conscience personnelle, est l’œuvre de l’éducation, qui dans nos sociétés complexes est dévolue à la famille, à l’école, et à ce que l’on appelle volontiers le tiers-lieu éducatif, constitué des divers espaces de la société civile, monde associatif, systèmes médiatiques, presse, radio, télévision, internet, etc. Cette tâche émancipatrice de l’éducation, au sens le plus large, se poursuit tout au long de l’existence avec la vie de la culture : elle n’est jamais achevée, car elle est inachevable. Cette caractéristique d’inachèvement confère nécessairement à nos convictions un certain caractère de provisoire. Aussi stables, assurées, résolues soient-elles, les convictions conserveront une marque de fragilité, une touche d’incertitude. Seule cette caractéristique préserve la conviction de devenir ce qui lui ressemble tant et qui est pourtant son exact opposé : le dogmatisme, le sectarisme, voire le fanatisme. La conviction suit une difficile ligne de crête entre le préjugé et le dogmatisme.

Voir la conférence de François Becker sur l'interconvictionnalité