I. Introduction : un contexte européen  


Notre monde et l’Europe en particulier subissent de profondes mutations qui provoquent de fortes « turbulences » sur les trois piliers sur lesquels l’Europe s’est construite. De plus en plus dépendante des autres pays du monde, l’Europe est en effet devenue de plus en plus multiculturelle, multi-religieuse et multi-convictionnelle (immigration importante, délocalisations, mondialisation, pressions culturelles, pressions terroristes…), et les européens eux-mêmes évoluent (désenchantement, déstructuration, disparition des certitudes, perte de repères et d’identité, manque de fiabilité de la projection sur l’avenir…).  Ces mutations induisent de profonds changements dans notre société et particulièrement dans les attitudes religieuses et convictionnelles qui nous intéressent aujourd’hui.  Ces changements touchent à la fois les personnes et les institutions qui avaient jusqu’à présent autorité sur elles. J’en relèverai quatre qui concernent directement notre colloque et mon propos:  
1) La critique institutionnelle et/ou l’« autonomisation » de nombreux croyants, sans qu’il y ait pour autant moins de croyants. C’est ce qui permet à Danièle Hervieu Léger d’écrire que « ce n’est pas l’incroyance qui caractérise nos sociétés. C’est le fait que cette croyance échappe très largement au contrôle des grandes Eglises et des institutions religieuses ». Cette constatation est cruciale, car elle montre que ces croyants, dont beaucoup pratiquent encore le culte de leur religion, ne s’estiment plus représentés par les institutions religieuses qui en retour ne peuvent plus prétendre les représenter ; cette constatation montre aussi que les institutions non religieuses ne peuvent représenter ces croyants non institutionnalisés. Cela pose les questions de la représentativité des institutions et du manque de représentation de ces croyants que j’aborderai tout à l’heure.

2) Le renfermement de croyants « institutionnalisés » sur leur religion considérée comme seule vraie et seule source d’identité, de référence et de valeurs, renfermement pouvant aller jusqu’à la soumission aux responsables religieux. Ce renfermement conduit ces croyants à une revendication identitaire religieuse forte pouvant aller jusqu’à l’instrumentalisation de leur religion à des fins politiques tant par leurs responsables religieux que par les Etats. En conséquence, certaines Eglises ou communautés religieuses ont tendance à se refermer vers ces croyants au risque de l’enfermement communautariste et de l’accélération du processus d’« autonomisation » des autres croyants. C’est le risque que court aujourd’hui l’Eglise catholique par ses démarches à l’égard des intégristes et traditionnalistes.

3) malaise, pour ne pas dire plus, de ceux et celles qui se déclarent athées ou agnostiques4 d'une manière plus ou moins déterminée et qui, se sachant et se sentant héritiers d'une culture issue d’une religion particulière, se trouvent assimilés par les responsables religieux, voire par l’Etat, à l’"Eglise" ou "communauté de croyants" de cette religion, alors qu’ils ne s’en considèrent pas ou plus comme membre et ne se réclament pas de son culte. Ces personnes, mesurant à quel point cet héritage consciemment assumé fait partie de leur identité, veulent tirer, avec d'autres, les conséquences politiques, sociales et culturelles de cette "appartenance" d'un nouveau type, indépendamment des Eglises ou communautés religieuses.5 Constatation aussi importante sur laquelle je reviendrai tout à l’heure.

4) Non prise en compte de l’existence de nombreux hommes et nombreuses femmes qui se déclarent athées ou agnostiques sans se sentir les héritiers d’une culture

issue d’une religion. Beaucoup parmi ces personnes sont des laïques au sens philosophique du terme, c'est-à-dire qu’elles partagent une vision séculière de l’Homme, vision alternative à celle des religions et se situant délibérément en dehors de toute référence à une transcendance autre éventuellement que celle de l’être humain. 

 

Comment contribuer à la construction d’une Europe cohésive dans le respect du droit, de la démocratie et des droits humains dans une telle société en mutation? Quelles

valeurs partager, quelles attitudes adopter, comment s’organiser pour que chaque personne habitant en Europe puisse donner sens à sa vie, y vivre en plénitude, s’y épanouir et

accomplir librement son destin ? Dans tous ces questionnements, qui a autorité pour parler au nom d’une religion ou d’un courant de pensée? Telles sont quelques unes des

questions auxquelles nous devons répondre. C’est en grande partie pour contribuer à ces réponses que le G3I a été créé.

 

II. La laïcité et l’Europe

 

Peut-on parler de laïcité à propos de l’Europe, compte tenu de la grande diversité des Etats qui la composent, diversités d’histoires et de cheminements, compte tenu aussi de

la diversité présente à l’intérieur même des Etats, diversités de culture, diversité d’identités, diversité de convictions? Je le pense, comme tous ceux et toutes celles qui ont contribué à l’émergence au sein du Conseil de l’Europe du concept de laïcité qui fait consensus en Europe13,14 . 

 

II.1. Concept de Laïcité d’après le Conseil de l’Europe

 

Ce concept de laïcité a été résumé par Ulrich Bunjes15 lors du colloque 3I à Strasbourg et par J.P. Willaime dans son dernier ouvrage16. En voici les éléments

essentiels qui s’appuient sur des valeurs reconnues comme universelles car s’appliquant à chaque personne quelque soit sa nationalité, sa culture et sa conviction :

La laïcité est la séparation du profane et du sacré, du séculier et du spirituel, de l’Etat et des religions et courants de pensée, dans le respect des droits de l’Homme de

l’Etat de droit et de la démocratie, séparation exprimée dans les trois principes suivants à mettre en pratique sous l’autorité de l’Etat et la responsabilité de chaque

partie:

- 1) le principe de liberté : liberté de conscience, de pensée, de religion qui implique la liberté d’avoir ou de ne pas avoir de religion, la liberté de la pratiquer si l’on en a une et

de pouvoir en changer si on le souhaite. Mais, comme le rappel la recommandation17 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui s’appuie sur l’article 9.2 de la

Convention Européenne des Droits de l’Homme, ainsi que la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, cette liberté est limitée par le respect des droits de

l’Homme, de la démocratie et de l’Etat de droit et des deux autres principes.

 

- 2) le principe de non discrimination : principe d’égalité de droits, de devoirs et de respect de toute personne, quelles que soient ses convictions religieuses ou autres,

autrement dit, non discrimination des personnes en fonction de leurs appartenances religieuses ou convictionnelles 

 

- 3) le principe d’autonomie respective du religieux et du politique.