I. Réflexions préliminaires sur la culture et le dialogue interculturel

I.1. Concepts de diversité culturelle et de spécificité culturelle

Les concepts de diversité culturelle, ou de spécificité culturelle peuvent être trompeurs pour plusieurs raisons :

a) Les cultures évoluent

Il n'y a pas historiquement de culture définitivement établie tant dans ses valeurs que ses pratiques. Les cultures évoluent au cours de l’histoire car leur survie est liée à leur capacité d’adaptation aux nouveautés qui apparaissent historiquement dans le domaine de la pensée, du savoir, des techniques, des relations humaines...etc. Cette évolution est le fruit de contacts et d’échanges (fût-ce d'abord simplement commerciaux et même, c'est arrivé, dans l'affrontement guerrier) entre cultures, ce qui les amène à s'enrichir mutuellement et à gagner en universalité. Au contraire les cultures isolées loin de se renforcer, comme on le croit parfois, s'affaiblissent, ce qui montre l’importance du dialogue interculturel.

b) la culture est « englobante »  

De ce fait, une culture est difficile à caractériser et à objectiver dans le cadre de cette culture (je juge et j’analyse ma culture en utilisant les concepts et leurs expressions élaborés par ma propre culture). Les cultures ne peuvent donc se concevoir et s’identifier que dans le dialogue avec d’autres cultures. Ainsi, une culture ne prend conscience d’elle-même que dans le contact avec d’autres cultures.

L’humanité de chacun et chacune ne peut se construire que dans le contact avec les diverses cultures. En effet, le réel et les expériences humaines sont découpés dans chaque culture par des concepts exprimés par des mots qui ne se recouvrent pas d’une culture à l’autre, ce qui peut rendre les traductions d’une langue dans une autre très difficileet engendrer des incompréhensions. Ils sont pour ainsi dire découpés par des données différentes De plus, ces concepts sont évolutifs dans chaque culture, à la suite de leur évolution historique.

Pour qu’il y ait dialogue entre deux cultures, il faut un véhicule qui permette de faire des allers et retours d’une culture à l’autre (langage, art, attitudes, personnes imprégnées des deux cultures, etc.). De plus, comme les concepts et les mots qui les expriment évoluent au cours du temps, ce véhicule est en perpétuelle évolution. Ainsi la traduction doit-elle être un processus dynamique, comme le dialogue interculturel.

c) Diversité culturelle et diversité des identités :

La notion d’identité culturelle est fortement ambigüe car :  

- une culture peut générer diverses identités. Deux personnes de même culture peuvent se retrouver avoir des identités très éloignées, alors que deux personnes de culture différentes peuvent se retrouver avoir des identités proches. Ces dernières personnes peuvent justement favoriser le dialogue interculturel.

- les hommes et les femmes peuvent être porteurs d'une superposition de cultures, comme on peut le constater d'ores et déjà dans l'espace européen et dans chacun des espaces nationaux, Si cela est probablement moins perceptible pour les personnes "ancrées " dans une culture chrétienne historiquement majoritaire en Europe c’est une réalité pour celles et ceux qui sont issus des différentes vagues d'immigration, ils sont porteurs d'identités au pluriel : la juive ou la musulmane plus la française laïque et républicaine et aussi la chrétienne : il n'y a qu'à regarder les églises et cathédrales, la musique, la peinture, les langues.

Ainsi, dans l’Europe qui se construit, chacun et chacune aura non pas une identité, mais des identités ou autrement dit une identité faite de facettes multiples fruits d’une superposition intériorisée de cultures différentes. Il n’y a donc pas une relation biunivoque entre cultures et identités.

I.2. Importance du maintien de la diversité culturelle

Le maintien de la diversité culturelle et la protection des cultures minoritaires doit donc être une dominante de la politique culturelle de l’Europe, pour au moins deux raisons :

a) Ne pas tronquer la perception du « réel »

Chaque culture appréhende le « réel », l’exprime, le met en œuvre à sa façon, ce n’est que dans la confrontation de ces perceptions diverses que l’humanité s’enrichit et élargit sa vision du réel. La disparition d’une culture est donc une troncation de la perception du réel par l’humanité.

Une culture dominante qui ne respecte pas les cultures minoritaires conduit à deux enfermements qui peuvent amener le communautarisme:
- celui de la culture dominante qui s’enferme dans une « réalité » tronquée
- celui de la culture minoritaire non reconnue qui s’enferme sur elle-même pour se protéger et maintenir sa « pureté ».

b) Eviter l’enfermement culturel

Ce danger est celui d’une culture qui se considère comme seule en mesure de percevoir « tout le réel » et rejette les autres comme des déviations. Le danger d’enfermement est particulièrement marqué pour les cultures minoritaires, si elles se sentent menacées.

D’où l’importance du maintien et de la protection des cultures minoritaires.

I.3. Cultures, valeurs, religions et courants de pensée

a) Recherche d’universalité

Un des objectifs du dialogue interculturel est d’arriver à distinguer ce qui dans des cultures différentes a vocation universelle et ce qui relève de modalités particulières liées aux conditions historiques, géographiques, économiques, linguistiques,...etc. de leur développement. Ainsi, du long dialogue et des échanges culturels (parfois violents !) qui ont été menés depuis plusieurs siècles en Europe, ont émergés des valeurs reconnues par les européens comme universelles et qui doivent leur servir de repère dans leur dialogue avec les autre cultures, tant en Europe qu'à l'extérieur.

Cette émergence est extrêmement difficile dans la pratique car il est inévitable que les critères de l'universalité que les diverses culture sont amenées à définir soient eux mêmes divers et que les concepts élaborés par une culture n’ont pas forcément des équivalents dans d’autres cultures. Par exemple, la notion humaniste de droits de l'homme trouve-t-elle des "équivalents homéomorphes" (selon l'expression de Raymond Pannikar) dans d'autres cultures? Ce n'est pas impossible. Mais seule la pratique du dialogue permettra d'avancer en ce domaine. Et de plus on peut espérer que la culture européenne trouvera matière à évoluer dans ces échanges, sans trahir ses fondamentaux.

b) Conflits dans cette recherche d’universalité

Cependant, il ne faut pas se cacher qu’il peut encore y avoir au sein de l'Europe des conflits culturels voire identitaires, notamment sous leurs aspects religieux et convictionnels. On peut citer par exemple les poussées périodiques d’antisémitisme et de xénophobie et l’apparition des traditions de cultures nouvellement introduites dans la population de l’Europe. On peut relever deux situations conflictuelles particulières qui sont historiquement apparues dans le dialogue interculturel et particulièrement dans sa dimension interreligieuse, disons interconvictionnelle, notamment avec les religions monothéistes (essentiellement chrétiennes et musulmanes):

1) Situation dans laquelle une religion ou un courant de pensée s’approprie les valeurs qui sont universellement reconnues en prétendant être seul à les posséder et les promouvoir. Dans ce cas, les autres cultures, religions et courants de pensée sont dévalorisés de fait, ce qui crée ipso facto une barrière entre les personnes. Une valeur universellement reconnue est le bien de toute l’humanité et pas d’une seule de ses composantes, même si elle a pu être proposée ou rappelée à certains moments historiques par une religion ou un courant de pensée.

2) Situation dans la quelle une religion ou un courant de pensée veut imposer à tous une valeur qu’il est seul à reconnaître. Les religions ou les courants philosophiques n’étant pas des services publics et n’étant pas investis du pouvoir public ne peuvent imposer des valeurs. Une religion ou un courant de pensée peut évidemment proposer certaines valeurs, en débattre avec d’autres, mais ne doit pas chercher à les imposer, comme il arrive encore trop souvent.
Ce point est résolu dans le cadre de laïcité.

Il est donc indispensable pour qu’un dialogue authentique puisse s’établir que les religions ou les courants de pensée qui ont de telles prétentions mettent en œuvre un cheminement et un processus de désappropriation de valeurs (et non un processus de rejet de ces valeurs !).

1.4.  Culture valeur et genre (sexe)

Ce qui vient d’être dit pour les religions ou les courants de pensée peut s’appliquer au sexe : les notions de valeur féminine et de valeur masculine sont-elles reconnues par les femmes ou sont-elles imposées par une culture masculine ou une culture religieuse ou philosophique dominante ? Existe-t-il une culture alternative, un savoir faire alternatif à la culture et au savoir faire masculin ?

Il est donc indispensable pour qu’un dialogue authentique puisse s’établir qu’un processus de « désassociation » entre valeur et sexe soit mis en œuvre

 

II) Réponses du G3I ainsi que des associations qui le composent au questionnaire du COE sur le dialogue interculturel

1) L’avenir de la société multiculturelle en Europe doit aller dans le sens :
- d’un enrichissement mutuel des citoyennes et citoyens d’Europe et donc de l’Europe par leurs différentes cultures.


- d’une recherche de reconnaissance de l’autre pour ce qu’il/elle dit qu’il/elle est et non pour ce que ma culture dit qu’il/elle est. Ceci implique une éducation et une formation aux diverses cultures, y compris leur composante religieuse ou philosophique et à la manière dont elles ont conceptualisé le réel

- d’une cohésion sociale construite sur des valeurs partagées et approuvées démocratiquement, c'est-à-dire sur l’acquis de l’Europe.

- Cet avenir dépend de la capacité de l’Europe à gérer cette multiculturalité dans le respect des personnes et des valeurs établies de façon démocratique. Cette gestion implique un état de droit dans lequel toutes les personnes sont égales devant ce droit, quelque soit leur sexe, leur religion, leur origine. Cette gestion implique donc le respect de la laïcité, c'est-à-dire la séparation des sphères religieuses et politiques, et donc :  

-  que les valeurs définies démocratiquement soient garanties par l’Europe pour chaque citoyenne et chaque citoyen quelque soit sa religion, son sexe, et sa culture.

- qu’une religion ou un courant de pensée ne puisse imposer ses valeurs (qui ne sont en général pas définies démocratiquement) contre celles qui ont été définies par un processus démocratique, ni intervenir de façon privilégiée dans la sphère politique. Cela n’enlève ni aux Eglises ni aux courants de pensée le droit d’intervenir démocratiquement dans le débat public au même titreque toute composante de la société civile, notamment les ONG de toute conviction.

- qu’un dialogue interconvictionnelauthentique puisse être établi entre les personnes de tous les courants de pensée, qu’ils soient religieux ou non, et pas uniquement entre les hiérarchies de ces courants qui ne sont pas, à quelques exceptions près, organisés démocratiquement. Ainsi, la consultation des ONG de ces divers courants est-elle indispensable.

2) La diversité culturelle est une des richesses de l’Europe, car elle permet


- une perception plus riche du réel par la confrontation des perceptions du monde et des personnes proposées par chaque culture


- une meilleure compréhension et caractérisation de sa propre culture et une prise de conscience de ses manques et de ses limites


- enrichissement de sa culture par les apports des autres cultures.

Ainsi, la diversité culturelle est un des éléments clés à prendre en compte pour permettre la cohésion sociale en Europe. Le défi est de mettre en évidence des valeurs qui soient reconnues et acceptées par les citoyens et les citoyennes (et non nécessairement par les hiérarchies) quelque soit leur religion ou leurs convictions philosophiques, sans renier les valeurs actuellement reconnues.

3) Le G3I s’appuie sur une conception du dialogue interculturel légèrement différente de celle du Conseil de l’Europe. Pour le G3I :

- il s’agit non seulement d’un échange de vues, mais d’une réexpression dans sa propre culture, approuvée par l’autre, de ce qu’elle/il dit de sa culture. Cela implique une volonté de comprendre et de connaître l’autre. Cela implique donc une ouverture aux différentes identités qui s’expriment dans le cadre d’une culture donnée, donc un refus de simplification et de vision monolithique ;

- il s’agit non seulement d’un échange ouvert, mais d’un échange dans lequel chacune et chacun est prêt à se remettre en cause, dans lequel chacune et chacun reconnaît à l’autre le droit d’être ce qu’elle/il dit être, sans jugement de valeur. Cet échange implique la réciprocité

- Il s'agit en effet d'un dialogue respectueux des personnes, mais pas nécessairement du contenu objectif des pensées et convictions auxquelles elles adhèrent. Chacune et chacun doit reconnaître à l’autre le droit de la/le remettre en cause et de la/le questionner ;

- il s’agit de mieux comprendre non seulement la perception du monde, mais celle des personnes et de leur statut dans ce monde. Il s’agit de mieux comprendre aussi comment cette perception est exprimée et les moyens utilisés pour l’exprimer. Cette volonté implique de s’intéresser à la dimension religieuse ou philosophique (traduite par convictionnelle) de ce dialogue.

A ce propos, il est important de souligner que le mot « tolérance »10 non employé dans la définition du Conseil de l’Europe, mais abondamment utilisé, peut être dangereux dans ce contexte :
- tout d’abord, pour une personne ou un groupe, la tolérance peut en effet signifier que la culture de l’autre est admise pourvu qu’elle ne l’interpelle pas. Elle peut ainsi être jugée mauvaise ou inférieure à sa culture.

- ensuite, tolérance peut vouloir dire "à chacun sa vérité", ce qui implique le refus du dialogue un tant soit peu critique et peut aboutir à la "tolérance" de l'intolérable. C’est ce que Ricœur appelait tolérance « molle » et que l’on retrouve dans les expressions médiatiques ou les formes spontanées d'une idéologie individualiste et admettant tout.